Abélard

Abélard
Abélard
    On se rappelle que le problème de la réalité des universaux se pose dans l’Isagoge de Porphyre, c’est-à-dire dans le traité d’introduction à la dialectique, et que, d’autre part, selon saint Anselme, la solution donnée à ce problème engage déjà le théologien, puisque le nominalisme équivaut à l’impossibilité déclarée de penser la Trinité. Il importe donc de bien comprendre la dialectique d’Abélard pour comprendre sa théologie. Abélard, né en 1079, a d’abord enseigné la dialectique à Melun, à Corbeil et à Paris ; c’est en 1113, après une vaine tentative à Laon, qu’il enseigna la théologie à l’école cathédrale de Paris ; après son aventure avec Héloïse, il se réfugia à Saint-Denis, puis enseigna à Nogent-sur-Seine, au « Paraclet », d’abord en 1121, puis en 1129 ; il reprit ses leçons sur la montagne Sainte-Geneviève de 1136 à 1140 et mourut en 1142. La Dialectica est d’ailleurs sans doute un des premiers livres qu’il ait écrits (avant 1121), et ses ennemis lui ont souvent reproché d’être entré en intrus dans la théologie.
    Quant à la question des universaux, Abélard prend une position critique à l’égard de deux de ses maîtres, le nominaliste Roscelin et le réaliste Guillaume de Champeaux. On connaît déjà Roscelin. Pour Guillaume de Champeaux, de neuf ans l’aîné d’Abélard (il est né en 1070), il devint de 1113 à 1121 un haut dignitaire de l’Église, évêque de Châlons et ami de saint Bernard ; il avait été élève d’Anselme de Laon et de Roscelin, puis maître à l’école épiscopale de Paris, où Abélard fut son auditeur, puis, à partir de 1108, maître de chœur dans cette abbaye de Saint-Victor où se développa dès ce moment un mouvement mystique.
    La doctrine de Guillaume nous est connue par la tardive mention qu’en a faite Abélard dans son Historia Calamitatum. Les termes qu’il emploie pour la définir suffisent à faire voir que, comme saint Anselme, c’est le souci de la théologie qui l’y amena. Rappelons encore que les universaux, chez les réalistes comme chez les nominalistes, désignent uniquement les genres et les espèces des êtres naturels, c’est-à-dire les voix de Porphyre, et ne désignent jamais les archétypes qui pourraient être en Dieu. On s’accorde aussi sur ce point que, dans la connaissance, l’on commence toujours par les individus pour aller de là au genre et à l’espèce ; mais, selon les réalistes, et c’est là que commence la différence, l’ordre par nature n’est pas le même que celui de la connaissance ; comme dit un exposé anonyme et hostile au réalisme, « selon cette opinion fort ancienne et cette erreur invétérée, chaque terme est antérieur par nature (naturaliter) au terme inférieur ; il est par nature un sujet pour les formes (spécifiques) qui, en y survenant, amènent la nature du genre jusqu’aux espèces ». Guillaume en tire la conclusion : « La même réalité est tout entière à la fois dans chacun des individus d’une espèce ; il n’y a en ceux-ci nulle diversité d’essence, mais la variété y vient de la seule multitude des accidents ». L’important est ici le tota simul inesse ; l’ubiquité de l’essence reproduit en quelque sorte, dans les limites de l’espèce, l’ubiquité de l’être vrai à travers toute la réalité, ou l’identité de la substance divine à travers les personnes ; selon un exposé du réalisme dû à Robert Pullus, « l’espèce est toute la substance des individus, et on la trouve, totale et la même, en chacun d’eux ; l’espèce est comme la substance dont les individus sont de multiples personnes ». Le réalisme est un fruit de la méthode augustinienne qui cherche, dans la nature, des images de la réalité divine. Dans sa Dialectique, Abélard nous apprend que, commentant le chapitre des Catégories sur la quantité continue, son maître Guillaume appelait le point une natura specialis, et la ligne un individu composé : il faisait de la ligne un agrégat de points, n’ayant pas plus de substance qu’un peuple ou un troupeau, et, du point, que l’on retrouvait partout, en quelque endroit qu’on coupât la ligne, l’essence de la ligne, de même que le nombre, n’est qu’un agrégat d’unités ; on remarquera ici aussi que l’individualité de la ligne vient d’un accident, la composition.
    Il est vrai que, sous l’influence des critiques de son disciple, Guillaume aurait modifié sa thèse ; il aurait abandonné cette ubiquité de l’essence spécifique, qui, au début du Parménide, faisait l’objet des critiques de Parménide à Socrate ; l’humanité de Pierre est la même que celle de Paul, non essentialiter, sed indifferenter, c’est-à-dire que, si l’on peut compter autant d’humanités que d’hommes, si par conséquent on peut se passer de l’hypothèse étrange de l’ubiquité d’une seule essence, l’humanité, comme telle, chez Pierre et chez Paul, n’offre aucune différence pour la pensée. Est-ce poussé par la dialectique d’Abélard qu’il aurait encore cédé sur ce point, pour dire que l’humanité de Pierre et celle de Paul n’étaient les mêmes dans aucun de ces deux sens, mais qu’elles étaient seulement semblables ? Comment, en effet, aurait-on pu admettre des humanités qui n’étaient que numériquement différentes ? Quoi qu’il en soit, abandonner la thèse de l’ubiquité, c’était, semble-t-il, abandonner l’essentiel du réalisme, tout ce qui pouvait faire sa valeur pour la théologie. Et c’est pourquoi, sans doute, dans ses Sentences, Guillaume a tenu à marquer qu’il fallait détendre le lien entre la théologie et le problème des universaux : on peut rejeter le réalisme lorsque l’on parle des espèces des choses créées ; mais alors « le mode d’unité (de l’espèce dans les individus) ne doit pas être transporté à la nature de la divinité, de peur que, contrairement à la foi, nous ne soyons forcés de reconnaître trois dieux comme trois substances ». Alors aussi, doit-on ajouter, l’intellectualisation de la théologie, que cherchait saint Anselme, se trouve bien compromise.
    Abélard a cherché, en dehors de la voie du réalisme, une solution neuve et originale au grand problème du Moyen Age : comment penser la foi ? Jamais il n’eut l’ambition ni même l’idée de créer une philosophie autonome ; le prétendu rationalisme d’Abélard est une invention moderne ; c’est en toute franchise qu’il écrivait à Héloïse : « Je ne veux pas être philosophe s’il faut résister à saint Paul ; je ne veux pas être Aristote s’il faut me séparer du Christ. » Il a exalté la vie monastique, qu’il mettait bien au-dessus de celle du clergé séculier ; il oppose la simple fonction (officium) du prêtre et de l’évêque à la religion (religio) du moine et de l’ermite, saint Augustin à saint Jérôme, mais il trouve dans le stoïcisme de l’évêque l’expression du vieil idéal monastique.
    S’il a abandonné le réalisme, ce n’est pas pour arriver au nominalisme de son second maître Roscelin ; il n’a pas assez de sarcasmes contre celui « dont la vie et le bavardage ont rendu la dialectique méprisable à presque tous les religieux ». Pourtant sa théorie des universaux, autant qu’on peut la préciser, se rapproche plutôt du nominalisme. Il part de la définition qu’Aristote a donnée de l’universel dans le De Interpretatione : « L’universel est ce qui, par nature, se dit de plusieurs choses, ainsi homme ; l’individuel, ce qui ne se dit pas de plus d’une chose, comme Callias » ; l’universalité n’est donc pas dans le mot comme tel (vox), mais dans le mot en tant qu’il est capable d’être prédicat (sermo praedicabilis) ; on pourrait presque dire : l’universalité est une certaine fonction logique d’un mot. Par là même et en vertu du vieil adage : res de re non praedicatur, il ne peut être une réalité. Pourtant le mot universel, bien que ne désignant pas une réalité, a été donné aux sujets dont il se dit à cause d’une ressemblance en laquelle ils conviennent tous ; tous ces sujets, par exemple, sont des hommes et, par leur état d’hommes (status hominis), ne diffèrent pas. L’originalité d’Abélard, à propos des universaux, paraît donc avoir été de n’avoir jamais considéré l’espèce à part des individus ni les individus à part les uns des autres, mais d’avoir cherché l’universel dans un rapport entre eux. C’est pourquoi il a été le premier à remarquer l’aspect psychologique du problème, la formation des universaux à partir de la connaissance des individus, et à se servir de ce que Boèce, en son commentaire des Topiques, avait inséré de la théorie d’Aristote sur la formation du concept : le sens touche légèrement la chose, l’imagination la fixe dans l’esprit, l’intelligence vient de l’attention prêtée non plus à la chose, mais à une de ses propriétés. C’est le procédé d’abstraction ; l’intelligence connaît l’abstrait séparément de la chose, mais non séparé (séparation non separata, division non divisa) ; sans quoi, remarque Abélard, cette connaissance serait vaine, puisqu’elle ne se rapporterait pas du tout à la réalité.
    Bien que différente du nominalisme de Roscelin, cette théorie d’Abélard ne pouvait prétendre guider l’esprit vers une intelligence de la foi, et particulièrement de la Trinité. La dialectique échouait donc ici à résoudre le grand problème d’Anselme. A l’époque d’Abélard, ce n’était pas le seul échec de ce genre ; par ses œuvres mêmes, nous savons que fourmillaient alors les essais d’employer les notions ou adages de la dialectique pour penser les choses divines ; car Abélard les dénonçait lui-même et les critiquait violemment : « Telle est leur arrogance, disait-il, qu’ils pensent qu’il n’est rien qui ne puisse être saisi et pénétré par leurs petits raisonnements (ratiunculis) ; méprisant toutes les autorités, ils se font gloire de ne croire qu’en eux seuls... Quelle plus grande indignation pour les fidèles que de professer un Dieu tel que le petit raisonnement humain peut le comprendre. » Les hérésies qu’il cite et qu’il condamne dans l’Introduction à la Théologie proviennent toutes d’une fâcheuse application des procédés de connaissance humaine à la réalité divine ; si l’on appliquait les règles de la dialectique à la Trinité, on obtenait les résultats les plus contraires à la foi ; par exemple, si Dieu est une substance unique, il s’ensuit que, le Père et le Fils étant une seule substance, Dieu s’engendre lui-même : ainsi concluait Albéric de Reims. La dialectique nous enseigne que chaque être distinct a une essence distincte ; si donc les personnes sont distinctes, il faudra admettre au-dessus d’elles trois essences, la paternité, la filiation et la procession : ainsi pensait Gilbert l’Universel, qui enseigne vers 1127. Les Catégories d’Aristote classent les choses en substances et en accidents : si les personnes ne sont pas substances, elles sont accidents ; dès lors il n’y a aucun moyen de les distinguer d’autres attributs divins, tels que la justice et la miséricorde, qui sont, eux aussi, des « formes essentiellement distinctes de Dieu », comme leurs attributs le sont des créatures : c’était la thèse soutenue par Ulger, le maître de l’école d’Angers, entre 1113 et 1125. D’autres dogmes que la Trinité étaient d’ailleurs atteints par cette méthode : l’universelle prescience de Dieu contradictoire avec la liberté, la création dans le temps qui contredit l’adage que la cause ne peut exister sans l’effet.
    Avec son goût de la souplesse dialectique, Abélard classe même toutes les hérésies possibles sur la Trinité. La dialectique ne connaît que deux espèces de distinctions, celle de mots et celle de choses ; les personnes de la Trinité sont donc distinctes entre elles d’une de ces deux distinctions ; si c’est d’une distinction de mots, cette distinction n’est pas éternelle, puisque les mots sont d’invention humaine, et, de plus, il y aurait autant de personnes qu’il y a de noms donnés à Dieu (c’est l’hérésie d’Angers) ; si elle est réelle, ou bien Dieu est un en substance, et la réalité des personnes se confond en un ; ou bien les personnes sont distinctes, et il est triple aussi en substance. Ajoutons que trois choses impliquent une multitude réelle et, par suite, une composition en Dieu. Voilà comment le mystère se dissout, dès qu’on veut le penser en dialecticien. Un exemple montrera tout le verbalisme de ce procédé. Aristote, dans le De Interpretatione, avait dit que la proposition : « homo ambulat », revient à « homo est ambulans » ; si l’on dit « personae sunt », on pourra mettre à la place, selon cette règle, personae sunt entia ou sunt essentiae, ce qui amène une hérésie voisine de celle de Gilbert l’Universel.
    Il est vrai que, pour réfuter ces hérésies, Abélard tente de se placer d’abord au point de vue de ses adversaires et d’en appeler d’une dialectique grossière à une dialectique plus subtile. Le mouvement tournant est bien marqué dans le passage suivant : « Dans cet opuscule, dit-il, nous entendons non pas enseigner la vérité, mais la défendre, surtout contre les pseudo-philosophes qui nous attaquent par des raisonnements philosophiques ; aussi c’est par les mêmes raisonnements philosophiques qu’ils reçoivent seuls et avec lesquels ils nous attaquent que nous avons résolu de leur donner satisfaction. » Tous leurs mauvais raisonnements viennent de ce que l’on confond les sens qu’a donnés Porphyre, dans l’Isagoge, aux mots idem et diversum. Plusieurs choses sont les mêmes, ou bien essentiellement, lorsqu’une essence numériquement la même (Socrate) est désignée par plusieurs expressions (ce corps, cette substance), ou bien par leurs propriétés, comme une chose blanche est aussi dure si elle participe à la dureté, ou bien par leur définition, comme mucro et ensis, ou bien par leur ressemblance, comme les espèces d’un même genre ; enfin une chose peut être dite la même parce qu’elle ne reçoit aucun changement, comme Dieu. Pour détruire les hérésies, il suffit de dire que les personnes divines sont identiques au premier sens, essentiellement, puisqu’elles désignent une substance unique, Dieu, mais non pas au second sens ni au troisième, par leurs propriétés et par leurs définitions : faute de faire cette distinction, les dialecticiens n’avaient pas compris qu’il y avait des cas où une multiplicité n’implique pas qu’il existe des choses multiples.
    Abélard, s’il craint un emploi brutal et sans nuances de la dialectique, est donc partisan de la dialectique ; il cherche un appui chez saint Augustin, qui a appelé la dialectique « disciplinant disciplinarum » et qui a dit d’elle : « haec docet docere, haec docet discere » ; et il fait ressortir, comme on l’a vu plus haut, la nécessité de son usage pour déjouer les fausses argumentations des hérétiques. Il insiste beaucoup sur ce dernier motif ; sa disposition d’esprit est loin d’être, à cet égard, celle de saint Anselme ; il s’agit moins de cette méditation entre chrétiens qui prépare de loin la contemplation des élus que de la défense contre l’adversaire ; Abélard est plus combatif que méditatif ; au sujet de la Trinité, écrit-il dans l’Introductio ad Theologiam, « nous ne promettons pas d’enseigner la vérité, à laquelle nous pensons que ni nous-mêmes ni aucun mortel ne pouvons atteindre ; mais du moins quelque chose de vraisemblable qui s’apparente à la raison humaine et ne soit pas contraire à la foi, voilà ce que nous voulons proposer contre ceux qui se font gloire d’attaquer la foi avec des raisonnements humains et qui ne songent qu’aux raisonnements qu’ils connaissent ». Il insiste très souvent sur le caractère purement vraisemblable que garde, en théologie, le raisonnement dialectique : « Il ne faut pas estimer bien haut ce que le raisonnement humain suffit à discuter, et il ne faut pas réputer comme de foi ce que l’on reçoit pour manifeste sous l’impulsion d’un raisonnement humain. » Il faut se rappeler d’ailleurs que le langage humain est fait pour exprimer les choses qui tombent sous les dix catégories. Or, une catégorie telle que celle de la substance, définie comme sujet des accidents contraires, ne convient nullement à Dieu. Abélard connaît et rappelle les thèses de l’Aréopagite sur la théologie négative et la théologie symbolique. S’il blâme ceux qui suivent purement et simplement l’autorité, en disant qu’il ne faut faire aucune recherche rationnelle touchant les mystères de la foi catholique et que, en toutes choses, il faut croire de suite à l’autorité, il ajoute dans la Théologie : « Tant que la raison est cachée, contentons-nous de l’autorité » ; et il donne contre l’abus de la dialectique un argument ad hominem bien frappant : si Boèce, qui est la grande autorité en matière de logique, n’a pu appliquer le raisonnement au dogme, comment ceux qui tirent de Boèce toute leur science logique pourraient-ils le faire ? Ainsi s’oppose à la dialectique l’autorité du plus grand des dialecticiens.
    Ce perpétuel va-et-vient dans la réflexion d’Abélard l’amène à une construction philosophico-théologique bien différente de celle de saint Anselme. On ne trouve chez Abélard aucun essai de preuve dialectique de l’existence de Dieu, ni de l’Incarnation. Tandis que, chez saint Anselme, il y a les dogmes et la dialectique qui les démontre, chez Abélard, il y a d’une part les dogmes, d’autre part les doctrines philosophiques, spécialement celles du Timée et du Songe de Scipion, et l’ambition d’Abélard est de montrer que les doctrines rationnelles disent la même chose que les dogmes révélés, et notamment que la triade d’hypostases divines que l’on trouve en ces deux ouvrages équivaut à la Trinité chrétienne. Le « credo ut intelligam » est sans doute à la base de cette intellectualisation de la foi ; il n’en est pas moins vrai que la vérité philosophique que l’on confronte avec le dogme est donnée comme du dehors. Bien entendu, une confrontation de ce genre ne peut réussir qu’en interprétant Platon et Macrobe dans un certain sens qui les rapproche du dogme : que cette interprétation fausse leur pensée, c’est ce qui nous apparaît, à nous, avec une évidence aveuglante ; mais, malgré le peu de souci d’exactitude historique de l’époque, cela n’échappait pas à Abélard lui-même. Comment il a pu se servir d’une interprétation de Platon, qu’il savait lui-même inexacte, pour l’assimiler au dogme, cela est caractéristique des habitudes d’esprit médiévales : est légitime non seulement l’interprétation exacte d’un texte, mais toute interprétation qui permettra une méditation fructueuse ; il y a dans un texte non seulement ce que l’auteur a voulu y mettre, mais tout ce que l’on peut y trouver d’utile ; c’est Abélard qui le dit lui-même ; après le sens un peu forcé qu’il a donné d’un passage de Macrobe pour assimiler l’âme du monde à l’Esprit-Saint, il ajoute : « Si l’on m’accuse d’être un interprète inopportun qui fait violence aux textes, en détournant vers notre foi, par une explication impropre, les termes des philosophes et en leur attribuant des pensées qu’ils n’ont jamais eues, qu’il songe à la prophétie que le Saint-Esprit a proférée par la bouche de Caïphe, en lui donnant un sens auquel ne songeait pas celui qui la prononçait. » L’interprétation que donne Abélard des philosophes n’est donc valable, selon lui-même, que si les philosophes ont été, à la manière des prophètes, des inspirés qui ignoraient la portée de leurs paroles ; c’avait été autrefois la thèse d’apologistes comme Justin ; seulement, puisque les doctrines philosophiques sont ainsi considérées comme des sortes de doublets des dogmes, le problème de l’intellectualisation de la foi n’en est pas plus avancé ; Platon ou bien ne sert à rien, s’il est un inspiré, ou bien est nuisible, si l’on prend ses paroles dans leur sens. Telles étaient les difficultés dans lesquelles s’embarrassait Abélard, dans la solution qu’il voulait donner au grand problème du Moyen Age.
    Abélard commentait Platon comme on commentait la Bible : la manière de parler par énigme, dit-il, « est aussi familière aux philosophes qu’aux prophètes » ; tout ce que Platon a dit de l’âme du monde doit se comprendre en un sens enveloppé (per involucrum) ; et il en donne la même raison que l’on donnait, depuis Philon, pour chercher un sens allégorique dans la Bible ; c’est que le sens littéral est absurde ; il est absurde de dire, comme le fait Platon, que le monde est un animal raisonnable, puisque le monde n’a pas d’organes sensibles et puisque, d’ailleurs, l’âme du monde, animant tout, rendrait toutes les autres âmes inutiles ; en réalité, Platon (ainsi que Macrobe) a voulu dire que, comme nos âmes confèrent à nos corps la vie animale, l’Ame du monde, qui est le Saint-Esprit, est pour nos âmes un principe de vie spirituelle. Grâce à un procédé de ce genre, Abélard retrouvera chez Platon tous les détails du dogme ; par exemple, Platon dit, avec les Latins et contre les Grecs, que le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils : le démiurge (Saint-Esprit), dit Platon, contemple, dans l’Intelligence divine, les formes exemplaires qu’il appelle idées ; cela veut dire que le Saint-Esprit procède du Fils ou par le Fils, « puisque c’est par la raison universelle de la sagesse divine qu’il gouverne les œuvres de Dieu et qu’il fait passer dans la réalité les conceptions de son intelligence ». Il n’est pas de difficulté dont on ne vienne ainsi à bout : Macrobe emploie le mot creare pour désigner la procession du Saint-Esprit ; on dira que c’est un emploi abusif. L’âme du monde est forgée par Dieu dans le Timée ; cela n’empêche qu’elle soit le Saint-Esprit, puisqu’elle est faite, comme lui, avant la création du monde, c’est-à-dire éternellement. L’âme du monde, chez Platon, n’est pas simple, mais composée de deux essences, celle de l’indivisible et celle du divisible : c’est que le Saint-Esprit est simple en soi et multiple par ses dons. Au besoin, on a même deux explications toutes prêtes : le Timée met dans l’âme du monde du même et de l’autre, ou cela veut dire que le Saint-Esprit est identique aux autres personnes par la substance et autre par sa propriété ; ou bien cela désigne son immutabilité jointe à la diversité de ses effets. S’il y a des images trop matérielles, on les efface : le Timée dit que les âmes humaines sont faites des résidus de l’âme du monde, lisons : « nos âmes imitent l’âme du monde (le Saint-Esprit) en ses puissances et ses facultés, mais sont loin au-dessous d’elle en dignité ».
    Cette insistance sur l’interprétation de l’âme du monde du Timée s’explique sans doute par l’opposition d’Abélard à certains Chartrains comme Bernard Silvestre, qui, identifiant l’âme du monde à la troisième personne de la Trinité, gardait cependant l’exégèse littérale du texte de Platon ; c’est cette doctrine même qu’il vise dans la Dialectique, lorsqu’il oppose à l’équivalence entre la triade Tagathon, Noys, Ame du monde et la Trinité chrétienne, que l’âme du monde n’est pas coéternelle à Dieu. L’abandon de cette exégèse était la condition à laquelle il pouvait unir Platon et l’Évangile. Il y manifestait ce même goût augustinien des similitudes que l’on trouve dans sa comparaison familière de la génération du Fils à l’image modelée dans la cire : cire et image sont une quant à la substance, bien que diverses quant aux propriétés.
    L’Ethica ou Scito te ipsum, un des derniers ouvrages d’Abélard, n’est pas, d’intention, plus rationaliste que ses autres travaux : c’est un dialogue entre un philosophe et un chrétien ; le philosophe lui-même adhère au christianisme, puisqu’il dit : « Admettons donc cette opinion sur le souverain bien, qui n’est pas inconnue non plus à nos prophètes » ; mais Abélard y est représenté par le chrétien qui reproche au philosophe de traiter d’insanités les doctrines des apôtres qui ont pourtant convaincu des philosophes. Sa prétention n’est donc pas de créer une morale autonome, mais de retrouver par la raison la morale du christianisme. Il admet que la volonté de Dieu, guidée d’ailleurs par son intelligence, est la règle suprême de la conduite ; l’amour de Dieu est pour l’homme le bien suprême, et la haine de Dieu le plus grand des maux ; le commandement suprême est d’aimer Dieu et son prochain. Seulement il ajoute que cette loi n’est pas connue directement, mais intérieurement par la conscience, à laquelle nous devons obéir, même si, extérieurement, Dieu commande ou paraît commander autre chose : le bien est uniquement dans cette conformité à la conscience et non dans l’action (opus) qui n’a par elle-même aucune valeur morale ; de plus, la conscience connaît la règle morale comme une loi naturelle ; elle est une raison, ou un discernement du bien et du mal qui est commun à tous, Le péché qui consiste à donner notre assentiment (consensus) à un désir que nous reconnaissons comme injuste et donc à mépriser la volonté de Dieu, telle qu’elle se manifeste à notre conscience, est purement personnel, et il ne peut y avoir rien de tel qu’un péché hérité, de telle manière que le péché d’Adam pût retomber sur nous. De même, et pour les mêmes raisons, le mérite est personnel et la doctrine de la réversibilité des mérites du Christ sur chaque chrétien est incompréhensible. Cette doctrine paraît donc nier la valeur des œuvres, rendre inutile la révélation spéciale accordée à Moïse et aux chrétiens, abolir la nécessité du Christ médiateur, revenir au pélagianisme. Abélard s’efforce bien de garder les notions chrétiennes ; mais la grâce n’est plus chez lui le don divin de la permanence dans le bien, elle est la connaissance du royaume des cieux, comme but et fin de notre action : la médiation du Christ y est nécessaire, mais du Christ considéré comme un maître qui enseigne.
    Ainsi, comme le montre surtout l’Ethica, la doctrine d’Abélard aboutit beaucoup moins à une intelligence de la foi qu’à une sorte de confusion de la foi et de l’intelligence. Dialecticien d’abord, n’ayant mis, raconte-t-il, sa virtuosité dialectique au service de la théologie, que sur la demande de ses disciples, il connaît assez mal l’Écriture ; les textes qu’il a recueillis dans le Sic et Non ne prouvent pas le contraire ; car il les trouvait rassemblés chez Yves de Chartres. De là sans doute sa facilité à assimiler tant de choses différentes. Comme Bérenger au XIe siècle, Abélard trouva en face de lui des adversaires qui, dans ses erreurs de méthode, virent un danger pour l’Église même. Une fois de plus allait éclater le vieil anathème paulinien contre la sagesse de ce monde.
    Les ennemis de la philosophie n’avaient d’ailleurs jamais cessé leurs diatribes. Au début du siècle, Bruno, évêque de Ségovie (mort en 1123), déclare « sots et complètement insensés ceux qui veulent discuter de la souveraine Trinité avec des syllogismes platoniciens et des arguments aristotéliciens ». Au chapitre IV du livre II de ses Sentences, cet ennemi de la philosophie étudie les quatre vertus cardinales et en donne les définitions classiques qu’il trouve chez les philosophes ; mais, à propos de la première, la prudence, qu’il identifie à la sagesse et dont il donne la définition stoïcienne : « divinarum humanarumque verum cognitio », il écrit qu’il envisage ici « non la sagesse de ce monde, mais celle qui touche à l’honnêteté des mœurs et au salut des âmes, non pas celle qu’enseignent philosophes et orateurs, mais celle que prêchent apôtres et docteurs ».
    Le grand adversaire d’Abélard est saint Bernard, abbé de Clairvaux : la lutte entre les deux hommes, qui aboutit à la condamnation d’Abélard, est un des épisodes qui peuvent le mieux nous faire comprendre l’esprit médiéval, bien qu’il faille reconnaître d’hommes comme saint Bernard que, « s’ils ont place dans l’histoire de la philosophie, c’est en dépit d’eux-mêmes, car ils ne l’ont jamais aimée. »

Philosophie du Moyen Age. . 1949.

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